Accueil » Revue » Géopolitique » Le drapeau au secours de la nation. Les cas fidjien et néo-zélandais
Atlasocio.com | Publié le 05/11/2015
Par Guilhèm Moreau
Les chefs de gouvernement de la Nouvelle-Zélande et des Fidji semblent déterminés à effacer toute trace de l'Union Jack de leurs drapeaux respectifs. Mais rien ne dit que pour les citoyens, il ne s’agit pas tant de la résurgence d’un passé colonial à la vue de la bannière nationale, que d’une attente certaine dans l’amélioration des conditions de vie.
Les quatre projets retenus par le gouvernement néo-zélandais afin de remplacer le drapeau national actuel. © govt.nz
Pour les gouvernements néo-zélandais et fidjien actuels les volontés politiques sont claires : se débarrasser de tout symbolisme relatif au passé colonial. Le fait de « tourner la page », au sens historique, par l’adoption d’un nouveau drapeau est alors présenté par les élus comme la garantie d’une unité nationale. En Nouvelle-Zélande les autochtones maoris obtiendraient enfin une reconnaissance égale à celle accordée aux descendants européens, aux Fidji les tensions entre mélanésiens et la population indienne s'apaiseraient [1].
L’intention politique affichée est donc d’éviter les conflits ethnico-historiques et de rassembler tous les citoyens sous une bannière unificatrice. Cependant, les réalités sociales risquent de rendre ce but difficilement atteignable.
Le cas néo-zélandais
Le gouvernement néo-zélandais, qui souhaite changer le drapeau national, a révélé le 1er septembre 2015 les quatre projets retenus pour le référendum final prévu en novembre prochain [2]. Sélectionnés parmi plus de 10 000 propositions, parfois même fantaisistes voire humoristiques, trois des quatre drapeaux finalistes arborent, sans grande surprise, la « fougère d'argent ». Les quatre étoiles à cinq branches, représentant la constellation de la Croix-du-Sud, figurent quant à elles sur deux d'entre eux. Le projet qui se démarque le plus de ses concurrents représente la jeune pousse de fougère en spirale (koru en langue maori), symbole de croissance et de paix.
▶ CONSULTER : Fiche de la Nouvelle-Zélande
Toutefois, le changement de drapeau est loin d’être acquis et ce, quel que soit le résultat du référendum de novembre prochain. En effet, un ultime vote sera organisé en mars 2016 afin de demander aux Néo-zélandais s'ils souhaitent oui ou non adopter un nouveau drapeau.
Les îles Fidji sauteront-elles réellement le pas ?
Le nouveau drapeau des îles Fidji devait être initialement révélé le 10 octobre 2015, date du 45ème anniversaire de l'indépendance du pays. En effet, sous l'impulsion du chef du gouvernement Frank Bainimarama, à l’origine du coup d'Etat de 2006 [3], les Fidji semblaient avoir définitivement tiré un trait sur leur passé colonial. Cela avait commencé par un retrait de l’effigie d’Elizabeth II des billets et pièces de monnaie, puis par la suppression du jour férié correspondant à l’anniversaire de la Reine d’Angleterre. Bainimarama avait d’ailleurs déclaré en février 2015: « Nous avons besoin de remplacer les symboles datés et plus pertinents de notre drapeau, et notamment ceux ancrés dans notre passé colonial. Le nouveau drapeau des Fidji devrait refléter notre position actuelle dans le monde, comme un Etat moderne et véritablement indépendant » [4]. Le 1er mai 2015, selon le gouvernement fidjien, 1 430 dessins avaient été envoyés.
▶ CONSULTER : Fiche des Fidji
Cependant, les tensions populaires relatives au changement du drapeau national, totalement inattendues, ont poussé le gouvernement fidjien, dans un communiqué du 30 juin 2015, à prolonger jusqu’à fin décembre la période de consultation publique.
Des sondages qui mettent en exergue la division entre politiques et citoyens
En Nouvelle-Zélande, selon un sondage réalisé en février 2014 [5], seulement 28% des personnes interrogées se disent en faveur d’un changement du drapeau national, alors que 72% sont contre. Pour les citoyens néo-zélandais, deux conceptions de l’histoire nationale s’opposent: ceux affirmant que le drapeau actuel rappelle trop le passé colonial au détriment de la présence maorie sur le territoire ; et ceux souhaitant le conserver en l’honneur des soldats qui se sont battus au nom du pays depuis l’indépendance.
Ces intentions de vote cachent une réalité autre que politique. Celle d’une réalité sociale. En effet, un rapport publié en janvier 2014 par le Groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU, s’inquiétait « que les Maoris constituaient 50% de la population carcérale totale et 65% des femmes incarcérées, alors qu'ils ne représentaient que 15% de la population du pays » [6], confirmant ainsi un rapport de 2013 qui établissait que 27% des enfants néo-zélandais vivaient dans la pauvreté et que les enfants des peuples maoris et des îles du Pacifique y étaient surreprésentés. Au niveau scolaire, les enfants maoris « n’ont, pour la plupart, pas accès aux écoles classiques et bien que de nombreux programmes d’éducation ont été mis en place pour leur communauté, le niveau d’éducation atteint n’est pas suffisant et le taux d’échec scolaire est très élevé » [7]. Et, si certains osent attribuer aux maoris un « esprit guerrier » quasi ancestral qui justifierait l’explosion de la violence et la création des gangs maoris, le chercheur Jim Anglem, du Centre de recherche sur la violence, l’explique autrement. Il rappelle que « les femmes et les enfants étaient vénérés dans la société maorie traditionnelle », et surtout qu’« il n’y avait pas de signe de violence familiale chez les Maoris entre les années 1950 et 1970 » et que les familles maories de la classe moyenne ne sont pas « plus violentes que les familles européennes » [8]. De quoi se poser des questions sur les politiques sociales mises en œuvre ces dernières décennies en Nouvelle-Zélande à l’attention de la communauté maorie. Changer de drapeau sera-t-il suffisant ?
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Concernant les îles Fidji, une forte proportion de la population s’est déclarée encore attachée au drapeau arborant l’Union Jack. Selon une enquête d’opinion menée par l’institut Tebbutt Research en association avec le quotidien Fiji Times, 53% des sondés souhaitent conserver le drapeau fidjien actuel et 86% préfèrent être consultés par voie de référendum à ce sujet [9]. La fascination pour l’ancienne puissance coloniale est toujours perceptible et ce, même en termes d’architecture. Ainsi, dans le centre-ville de la capitale Suva, une horloge nommée «Little Big Ben» rappelle fièrement le célèbre monument londonien.
Là encore, il convient de dépasser la seule question politique. Il serait effectivement intéressant de savoir qui, des Mélanésiens ou des Indo-fidjiens, souhaitent majoritairement conserver l'Union Jack. La population indienne des Fidji — les Kai India — descend des engagés d’origine indienne appelés par les britanniques lors de la période coloniale afin de cultiver les champs de cannes à sucre. Le contrat leur accordait la possibilité de s’installer définitivement aux Fidji après dix ans d’activité sur le territoire. Aujourd’hui encore, les Indiens sont accusés par les Mélanésiens de détenir les rênes de l’économie. De là viennent des tensions socio-communautaires que les brutales successions d’alternances politiques antagonistes n’ont fait qu’aggraver.
La nation : ambition politique vs réalité sociale ?
Les décisions politiques semblent donc avant tout motivées par une crise sociale sous-jacente. Le symbolisme vexillologique est interprété par les hommes politiques, de tous bords et de toutes époques confondus, comme le signe d’un message fort censé guider la nation naissante et/ou changeante. Mais rien ne dit que pour le citoyen lambda néo-zélandais ou fidjien, il ne s’agit pas tant de la résurgence d’un passé colonial à la vue du drapeau national, que d’une attente certaine dans l’amélioration des conditions de vie [10]. L’appartenance nationale semble plutôt résider dans la représentation de chacun: repose-t-elle principalement sur un hymne, un étendard ; ou bien sur une construction socio-identitaire plus « locale » et « individuellement » ressentie ?
Certes, le passé historique d’un pays est intrinsèquement lié aux réalités sociales actuelles. Pour autant, le besoin politique d’opérer une scission entre le «avant» et le « après » d’un programme idéologique, incarné par ces changements de drapeaux nationaux, n’apparait d’aucune utilité pour les citoyens au niveau socio-économique. Car, si changement sociétal il doit y avoir, il s’opérera par des mesures politiques applicables sur le long terme, et non à court terme par des discours prononcés à des fins électorales. L’idée de placer la «nation» au centre des représentations collectives ne prend réellement sens que si un sentiment d’unité sociale la précède, et non l’inverse.
Guilhèm Moreau Directeur de publication
Guilhèm Moreau est diplômé en sociologie de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, et diplômé en sciences de l'Éducation de l'université Sorbonne Paris Cité. Il a été éducateur spécialisé et coordinateur socioculturel avant de fonder le site Atlasocio.com