Accueil » Revue » Société » Urbanisation du monde : les bidonvilles au coeur des tensions socio-politiques
par Atlasocio.com | Publié le 30/01/2020
À travers le monde, le nombre de citadins vivant dans des bidonvilles dépasse désormais le milliard d’habitants, un chiffre qui, selon les estimations de l’ONU, devrait doubler d’ici l’année 2030. Ces zones d’habitations improvisées, en pleine expansion du fait de l’urbanisation rapide du monde, concentrent l'attention des politiques publiques, non sans heurts.
Favela Jaqueline, district de Vila Sônia à São Paulo (Brésil). © Dornicke | Wikimedia Commons
Le débat sur la fonction sociale ou la théorisation scientifique du terme « bidonville » est ancien [1]. De prime abord, ce terme renvoie à ce qu'il est sensé désigner : des habitations précaires et insalubres constituées de fer, de tôles ondulées et de bidons. Une appellation chargée d'une signification sociologique/politique lourde de conséquences.
Historiquement, la sémantique relative à la description des logements précaires en milieu urbain apparaît durant le XIXe siècle dans les pays anglophones. Slum – équivalent du terme français contemporain « bidonville » – serait à l’origine un mot d’argot britannique du quartier déshérité de l’East End of London (Royaume-Uni) signifiant littéralement « chambre » en référence à la petitesse des habitations. Au fil du temps, son sens aurait évolué pour désigner l’ensemble d’une zone informelle où réside une population aux conditions de vie misérables [2]. Dans le monde francophone, les premières attestations de « Bidonville » (avec une majuscule) en tant que toponyme remontent aux années 1930 au sein de deux articles : l’un paru au Maroc dans la revue L’Exportateur français en octobre 1930, l’autre en Tunisie dans le journal La Voix du Tunisien en novembre 1931 [3]. En matière de représentation visuelle, la première mention de Bidonville apparaît sur une carte postale de Casablanca datant de 1932 [4]. Il faut attendre les années 1950 pour que l’usage populaire de « bidonville » soit adopté en France métropolitaine, attesté par la suite dans les dictionnaires en 1960 [5].
L'une des premières mentions du mot « Bidonville » apparaît sur une carte postale de Casablanca datant de 1932. © DR
Selon les aires culturelles, les équivalents de « bidonville » sont nombreux : favela au Brésil, brarek ou dwar au Maroc, kijiji au Kenya, ciudad perdida au Mexique, musseques en Angola, bustees en Inde, geçekondus en Turquie, villa miseria en Argentine, etc. Si ces termes reflètent la diversité linguistique du monde, ils tendent cependant à exprimer – du moins en partie – une même perception stigmatisante : celle d’habitations de fortune au statut foncier illégal où sévit la criminalité la plus extrême. Par ailleurs, les représentations sociales relatives aux habitations précaires ne varient pas ou très peu suivant les époques et cela, peu importe les qualificatifs employés, le contexte socio-économique ou l'origine ethnique/nationale de ces populations marginalisées pour qui l'absence d'empathie perdure.
« Le terme, aujourd'hui, est péjoratif. Mais la “Zone” désignait à l'origine (...) la bande de terrains vagues qui s'étendait à la périphérie de Paris (...) [où] toute une population pauvre y vivait (...) Avec les travaux d'Haussmann sous le Second Empire, Paris a en effet accueilli de nombreux ouvriers venus chercher du travail ainsi que des paysans chassés par l'exode rural et transformés en prolétaires urbains (...) La périphérie parisienne voit donc croître ces espaces d'urbanisme sauvage, véritables bidonvilles où s'amassent des milliers d'indigents qui vivent dans des roulottes ou des baraques de fortune, sans aucune commodité (eau, toilettes, évacuation) et souvent situées au beau milieu des détritus. Nombre d'entre eux sont chiffonniers : ils vivent de la récupération des déchets de la ville, qu'ils cèdent aux usines spécialisées dans le recyclage ou transforment afin de les revendre dans la capitale. (...) Dans les années 1890, le génie militaire entreprend ainsi d'expulser les résidents. Beaucoup de journaux s'en émeuvent. Le Petit Journal dénonce l'inhumanité des autorités : “Est-ce que l'ennemi est à nos portes, et quand même il approcherait, vous avez bien vu le peu de temps qui suffisait à détruire ces misérables cahutes ; vous n'aviez pas besoin de vous y prendre autant à l'avance. Il y avait des enfants malades dans ces baraques”. » [6]
Ainsi, lorsqu'il s'agit d'aborder la question de la bidonvillisation, les programmes d'aménagement du territoire se résument le plus souvent à des expulsions brutales – justifiées idéologiquement par de nombreux euphémismes (« modernisation », « relogement », « travaux d'assainissement », etc.) – sans pour autant remédier au problème de fond des populations impactées. De ce fait, la sémantique du « bidonville », tout en entretenant un imaginaire collectif propre au phénomène d'urbanisation, recouvre une multitude de réalités sociales, géographiques et culturelles qu'il convient d'appréhender avec précaution [7].
▶ CONSULTER : Classement des États du monde par taux d'urbanisation
Statistiquement, les données relatives aux populations vivant dans des bidonvilles demeurent approximatives, et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, ces habitations de fortune n’ont pour la plupart aucune autorisation légale et ne recouvrent donc aucune réalité administrative permettant d’opérer un recensement « précis ». D’autre part, les chiffres diffèrent grandement entre les données gouvernementales qui ont tendance à minimiser l’ampleur démographique pour des raisons politiques et les données émanant des Organisations non gouvernementales (ONG) qui ne disposent pas de moyens suffisants pour réaliser un dénombrement exhaustif des résidents. En outre, les recensements s’opérant la plupart du temps sur la base du volontariat, il est compréhensible que des personnes ne bénéficiant d’aucune autorisation légale craignent de se manifester auprès des autorités compétentes.
Autre élément à prendre en considération, celui de l’évolution des caractéristiques du bâti qui est difficilement traçable/vérifiable. À leur début, les bidonvilles sont dépourvus de toute infrastructure (électrification, écoulement des eaux usées, ramassage des ordures, écoles, postes de santé...). Cependant, au fil du temps, certains quartiers informels ont pu effectuer d'importantes transformations en termes de développement, donnant aux résidences du secteur un aspect extérieur relativement proche des autres logements de la ville. Les réseaux associatifs locaux – parfois soutenus par les politiques d’aménagement et d’urbanisme – oeuvrent à l’amélioration des conditions de vie en rendant notamment légale l’occupation des sols ou en investissant dans l’infrastructure [8] (construction d’égouts, amélioration des logements, etc.). Aussi, il n’existe pas toujours une coupure « nette » dans les formes de l’habitat entre les bidonvilles et le reste de l’espace urbain. De plus, les expulsions et les destructions peuvent être expéditives et l’ensemble ou une partie d’un bidonville comptant plusieurs milliers de personnes peut « disparaître » en l’espace de quelques mois voire quelques jours [9], rendant plus difficile encore la tâche d’un recensement viable ne serait-ce que pour une année donnée.
Carte du monde relative à la population vivant dans des bidonvilles (en % de la population urbaine). © Atlasocio.com
▶ VOIR AUSSI :
– Cartes du monde relatives à la population des bidonvilles (% population urbaine)
– Cartes du monde relatives à la population ayant accès à l'eau potable (%)
– Cartes du monde relatives à la population ayant accès aux sanitaires (%)
– Cartes du monde relatives à la population ayant accès à l'électricité (%)
Afin de remédier à ces problématiques statistiques, la méthodologie employée par le Programme des Nations unies pour les établissements humains (PNUEH, également appelé ONU-Habitat) intègre uniquement à l’analyse les dimensions physiques et légales des implantations, excluant ainsi les dimensions sociales trop délicates à quantifier. Aussi, selon les Nations unies, un « bidonville » comprend un ou plusieurs des critères suivants [10] :
• Accès inapproprié à de l’eau potable ;
• Accès inapproprié à l’assainissement et/ou aux autres infrastructures ;
• Mauvaise qualité structurelle des logements ;
• Surpopulation des logements (selon une surface minimale de 5 m² par personne) ;
• Statut résidentiel non sûr.
D’après les données d'ONU-Habitat, le pourcentage de la population urbaine mondiale vivant dans des bidonvilles a diminué, passant de 47,3 % en 1990 à 29,8 % en 2014. Cette baisse en termes de proportionnalité est attribuable, selon les Nations unies, aux programmes de politiques urbaines menés parfois conjointement par les autorités nationales et municipales, ainsi que les partenaires internationaux de développement et les organisations non gouvernementales.
▶ LIRE AUSSI : La population mondiale devrait atteindre les 10 milliards d’habitants en 2050
Cependant, au cours de la même période 1990-2014, la population des bidonvilles a fortement augmenté, passant de 689 millions de personnes en 1990 à 881 millions en 2014, et devrait dépasser les 2 milliards d’habitants en 2030. Les principales causes expliquant le développement des bidonvilles sont la migration rapide des campagnes vers les villes (exode rural), les crises économiques, le chômage élevé, la pauvreté, l'économie informelle, la ghettoïsation voulue ou non (ségrégation raciale/sociale), une mauvaise planification de la politique urbaine, un nombre insuffisant de logements sociaux, les catastrophes naturelles et les conflits armés.
Aire géographique | Population des bidonvilles en 1990 | Population des bidonvilles en 2000 | Population des bidonvilles en 2014 | |||
---|---|---|---|---|---|---|
(milliers) | (% population urbaine) | (milliers) | (% population urbaine) | (milliers) | (% population urbaine) | |
© Atlasocio.com | ||||||
Afrique du Nord | 22 045 | 34,4 | 16 892 | 20,3 | 11 418 | 11,9 |
Afrique subsaharienne | 93 203 | 67,1 | 128 435 | 61,8 | 200 677 | 55,3 |
Amérique latine | 106 054 | 33,7 | 116 941 | 29,2 | 104 847 | 21,1 |
Asie de l'Est | 204 539 | 43,7 | 238 366 | 37,4 | 251 593 | 26,2 |
Asie du Sud | 180 960 | 56,6 | 193 893 | 45,5 | 190 876 | 30,5 |
Asie du Sud-Est | 69 567 | 49,5 | 79 727 | 39,6 | 83 528 | 28,4 |
Asie de l'Ouest | 12 294 | 22,5 | 16 957 | 20,6 | 37 550 | 24,9 |
Océanie | 382 | 24,1 | 468 | 24,1 | 591 | 24,1 |
À l’échelle régionale, la proportion de la population urbaine vivant dans des bidonvilles est la plus élevée en Afrique subsaharienne (55,3 % en 2014 contre 67,1 % en 1990), suivie par l'Asie du Sud (30,5 % en 2014 contre 56,6 % en 1990), l'Asie du Sud-Est (28,4 % en 2014 contre 49,5 % en 1990), l'Asie de l'Est (26,2 % en 2014 contre 43,7 % en 1990), l'Asie de l'Ouest (24,9 % en 2014 contre 22,5 % en 1990), l'Océanie (24,1 % durant la période 1990-2014), l'Amérique latine (21,1 % en 2014 contre 33,7 % en 1990) et l'Afrique du Nord (11,9 % en 2014 contre 34,4 % en 1990).
Au niveau national, en 2014, les États possédant les plus importantes parts de la population urbaine vivant dans des bidonvilles au monde sont le Soudan du Sud (95,6 %), la Centrafrique (93,3 %), le Soudan (91,6 %), et le Tchad (88,2 %). Mais, si environ 90 % des logements informels à travers le monde se situent dans des pays en développement, l’absence de statistiques disponibles pour les États développés ne signifie pas que les grandes villes d’Amérique du Nord ou d’Europe ne sont pas touchées par ce phénomène.
Rang | État | Population des bidonvilles (en % de la population urbaine) |
|
---|---|---|---|
1990 | 2014 | ||
© Atlasocio.com | |||
Soudan du Sud | - | 95,6 | |
Centrafrique | 87,5 | 93,3 | |
Soudan | - | 91,6 | |
Tchad | 98,9 | 88,2 | |
Sao Tomé-et-Principe | - | 86,6 | |
Guinée-Bissau | - | 82,3 | |
Mozambique | 75,6 | 80,3 | |
Mauritanie | - | 79,9 | |
Madagascar | 93,0 | 77,2 | |
Sierra Leone | - | 75,6 |
Symboles d’une pauvreté difficile à assumer en termes d’image par les représentants politiques, les habitants des bidonvilles – un huitième de la population mondiale – tentent désormais de faire entendre leur voix. Regroupés en associations lors du Forum urbain mondial organisé à Kuala Lumpur (Malaisie) par ONU-Habitat en février 2018, les résidents des zones informelles ont tenu une assemblée des communautés locales aux côtés d’autres assemblées officielles comme celles des municipalités ou des collectivités locales. L’objectif principal est d’obtenir de la part des pouvoirs publics une reconnaissance officielle afin de développer leur quartier plutôt que de le voir rasé et subir de nouvelles expulsions/répressions.
▶ LIRE AUSSI : Les plus grands bidonvilles du monde, entre solidarités collectives et répressions étatiques
Cette initiative traduit une certaine évolution des institutions internationales et nationales dans leur approche de la pauvreté en milieu urbain, une problématique autrement plus complexe qu’un simple déplacement des populations rurales vers les villes pour trouver un emploi [11]. Proposer de vivre dignement à l'ensemble de la population citadine est un enjeu économique de taille pour nombre de pays en développement. Un défi structurel qui ne pourra être résolu sans accepter d'une part l’informalité de ces logements, et d'autre part considérer les résidents « des taudis » comme des citoyens à part entière.