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Progrès social : les États développés sont-ils les plus performants ?

par Atlasocio.com | Publié le 16/10/2018 • Mis à jour le 18/10/2018

 

Le progrès social se résume-t-il à la seule croissance économique ? Les réflexions menées sur la mesure du « progrès » poussent à reconsidérer la pertinence des indices économiques disponibles. Aussi, la nécessité d’améliorer l’appréhension du bien-être des sociétés humaines devient possible au regard des données plus axées sur les « expériences humaines ».

La nécessité d’améliorer l’appréhension du bien-être des sociétés humaines devient possible au regard des données plus axées sur les « expériences humaines ». © DR.

Des indices économiques globalement positifs

De nombreuses méthodes statistiques permettent de mesurer le progrès social et le bien-être. Et le constat parait sans équivoque : toutes les études s’accordent pour dire que le monde, dans son ensemble, a fait des progrès énormes au cours des dernières décennies. À titre d’exemple, le rapport Levels and Trends in Child Mortality 2015 (« Niveaux et tendances en matière de mortalité de l’enfant ») publié conjointement par l’UNICEF, l’Organisation mondiale de la Santé, la Banque mondiale et la Division de la population du Département des affaires économiques et sociales des Nations unies, indique que le nombre de décès d’enfants de moins de 5 ans a baissé de plus de moitié par rapport à 1990, passant de 12,7 millions par an en 1990 à 5,9 millions en 2015.

▶ CONSULTER : Classement des États du monde par indice de développement humain (IDH)

Une situation en nette amélioration qui semble confirmée par les dernières données sur l'indice de développement humain (IDH) développé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En effet, d’après cet indice combinant des mesures de revenu, d’espérance de vie et d’éducation, la proportion de personnes vivant dans des pays à faible IDH est passée de 60% en 1990 à 12% en 2018.

 Carte du monde de l'indice de progrès social. © Atlasocio.com

Le PNUD, conscient des limites de l’IDH en matière de mesurabilité du développement, a introduit en 2011 au sein du Rapport sur le développement humain un nouvel indicateur : l'indice de développement humain ajusté selon les inégalités (IDHI). Cet indice statistique composite reflète selon le PNUD « le niveau réel de développement humain [car tenant compte des inégalités] » et que « l'IDH peut être vu comme un indice de développement humain “potentiel” » [1].

▶ CONSULTER : Classement des États du monde par indice de développement humain ajusté selon les inégalités (IDHI)

Pour autant, les réflexions sur la mesure du progrès social ont poussé certains universitaires à considérer comme relativement incomplets les indices économiques disponibles. En 2011, lors d’une communication présentée au 16e Congrès de l’Association internationale d’économie (Pékin, Chine), les économistes Jean-Paul Fitoussi et Joseph Stiglitz, respectivement enseignants chercheurs à la Libre université internationale des études sociales de Rome et à l’université de Columbia de New York déclarent ceci :

« La crise “financière” a révélé que nous (surtout les États-Unis) ne nous ne portions pas aussi bien que nous le pensions sur la base des indicateurs disponibles. Autrement dit, nous avons réalisé que notre croissance économique n’était en réalité pas soutenable, les mesures de la production ayant été exagérées par des phénomènes de bulles dans l’immobilier et par les profits fictifs réalisés dans le secteur financier. Le fait que dans certains pays (tels que les États-Unis) le PIB soit revenu au niveau d’avant la crise ne rend compte en aucune manière de la perte de bien-être qui a résulté de celle-ci. Avec près d’un Américain sur six exclu de l’emploi à temps plein – le reste étant confronté à l’angoisse de perdre sa maison ou son salaire – et les coupes sombres annoncées dans les dépenses publiques et sociales de base, la perte de bien-être est en réalité considérable. » [2]

La nécessité d’améliorer l’appréhension du bien-être des sociétés humaines devient possible au regard des données plus axées sur les « expériences humaines », nuançant et/ou complétant les interprétations strictement « économiques ».


Une situation socio-économique plus complexe et moins idyllique

 Graphique - Évolution à l'échelle mondiale de l'indice d'expérience négative au cours de la période 2006-2017. © Gallup World Poll

Si les indicateurs économiques sont globalement positifs, d’autres études tendent à démontrer que le contexte sociétal n’est pas si idyllique. Ce que démontre le Negative Experience Index ou « indice d’expérience négative », élaboré par l’entreprise d’analyse de données Gallup auprès de 154 000 personnes dans 145 pays, et qui suit depuis l’année 2006 la proportion de personnes dans le monde ayant été confrontées à des soucis divers, du stress, de la tristesse, de la colère ou des douleurs physiques durant l’année de l’enquête. Cette part, en hausse depuis 2011, atteint en 2017 le chiffre record de 30 % de personnes déclarant être dans une situation psychique négative. Ainsi, près de quatre personnes sur dix ont déclaré être très inquiètes (38 %) ou stressées (37 %), un peu plus de trois personnes sur dix (31 %) ont éprouvé de la douleur physique, et au moins une personne sur cinq souffrait de tristesse (23 %) ou de colère (20 %) [3]. Autrement dit, les citoyens du monde n’ont jamais été aussi éprouvés psychologiquement.

États possédant les indices d'expériences négatives les plus élevés en 2017

Source : Highest Negative Experiences Worldwide 2017, Gallup World Poll.
État Negative Experience Index
© Atlasocio.com
Centrafrique 61
Iraq 59
Soudan du Sud 55
Tchad 54
Sierra Leone 52
Égypte 47
Iran 45
Niger 45
Palestine 45
Liberia 44
Madagascar 44
Ouganda 44

▶ CONSULTER : Classement des États du monde par indice de bonheur

Avec un score de 85, le Paraguay arrive en tête des pays les plus heureux et optimistes, suivi par la Colombie, Salvador et le Guatemala. Un constat qui, selon l’étude, reflète la tendance des pays latino-américains à « se concentrer sur les aspects positifs de la vie ». À l’inverse, la Centrafrique – en proie à un violent conflit responsable de plus de 615 000 personnes déplacées – enregistre l’indice d’expérience négative le plus élevé au monde, suivie par l’Iraq, le Soudan du Sud et le Tchad. Un haut de classement relativement similaire à celui de l’année précédente, où bon nombre de pays figuraient déjà en tête à l’exception de l'Égypte, des territoires palestiniens, de Madagascar et du Niger dont le moral des citoyens s’est considérablement dégradé ces derniers mois.

La tendance globale à la baisse de l’indice de qualité de vie établi par l’Economist Intelligence Unit est également un signe préoccupant. Cet indice, classant les grandes villes du monde selon la stabilité socio-politique, le niveau des soins de santé, le niveau d’éducation, l'offre culturelle, la qualité de l'environnement et des infrastructures mises à disposition de leurs habitants, est en régression constante depuis sa création en 2007.

▶ LIRE AUSSI : Comparatif des classements des villes les plus agréables à vivre


Des besoins fondamentaux satisfaits, des opportunités qui le sont moins

Cette coexistence de progrès et de déclin en termes socio-économiques apparaît dans la mesure la plus élaborée de la qualité de vie, celle de l'indice de progrès social (Social Progress Index - SPI). Développé depuis l’année 2014 par le Social Progress Imperative, un organisme américain à but non lucratif, cet indice vise à compléter les mesures strictement économiques telles que le produit intérieur brut ou l’IDH en collectant/agrégeant des données relatives à la performance sociale d’un pays. Pour ce faire, les 51 variables de l’indice de progrès social se répartissent en trois catégories :

– Les « besoins humains fondamentaux », tels que l’alimentation, l’assainissement, le logement et la sécurité ;
– Les « fondements du bien-être », qui incluent l’éducation rudimentaire, la santé et l’environnement ;
– Les « opportunités », qui comprennent les droits, les libertés, l'inclusion sociale [4] et l’enseignement supérieur.

Certes, ces indicateurs sont tous étroitement liés à la richesse et au niveau de développement des États étudiés. Mais la distinction opérée par l’indice entre les différents types de progrès autorise une analyse plus fine. Depuis sa création, les notes moyennes pour les besoins humains fondamentaux et les fondements du bien-être ont augmenté dans presque tous les continents, tandis que les possibilités offertes en termes de formation tout au long de la vie et d’égalité sociale ont globalement diminué à l’échelle mondiale.

Classement des États du monde par indice de progrès social en 2018

Consulter le classement en intégralité
Source : Social Progress Imperative.
Les 10 États les plus performants
(rang, État, indice)
Les 10 États les moins performants
(rang, État, indice)
© Atlasocio.com
01 Norvège 90,26 137 Soudan 38,85
02 Islande 90,24 138 Papouasie-Nouvelle-Guinée 38,11
03 Suisse 89,97 139 Burundi 37,92
04 Danemark 89,96 140 Yémen 37,29
05 Finlande 89,77 141 Niger 36,69
06 Japon 89,74 142 Congo (RDC) 35,63
07 Pays-Bas 89,34 143 Érythrée 33,74
08 Luxembourg 89,27 144 Afghanistan 32,96
09 Allemagne 89,21 145 Tchad 28,20
10 Nouvelle-Zélande 89,12 146 Centrafrique 26,01

Pour l’année 2018, la moyenne mondiale de l’indice de progrès social est de 63,46 (sur un total possible de 100), soit un score compris entre celui des Philippines et du Botswana. Bien que l'indice global enregistre une légère amélioration depuis 2014 (en hausse de 1,66 point), les progrès sont mitigés et des tendances inquiétantes se manifestent, notamment une diminution des droits de la personne et de l'inclusion sociale dans certains pays. Aussi, les performances diffèrent-elles selon les catégories avec un score mondial de 72,47 pour les « besoins humains fondamentaux », 67,40 pour les « fondements du bien-être », et seulement 50,57 pour les « opportunités » en termes de droits (sociaux, judiciaires, politiques), de libertés, et d’accès à la formation ou à l’enseignement supérieur.

Toujours au niveau macro, plusieurs indicateurs ont progressé au cours de la période 2014-2018 : l’accès à l’information et à la communication (+6,27 points), le logement (+4,75), la santé – dont nutrition, soins médicaux de base, bien-être – (+3,0), et l’amélioration de l’eau et de l’assainissement (+1,61). En revanche, les scores des droits de la personne ont diminué de plus de trois points au total, dans 75 des 146 pays étudiés. Les scores de l’inclusion sociale ont également enregistré une légère baisse dans 46 pays.

 Graphique - Indice de progrès social par région du monde (2014-2018). © Atlasocio.com

À l’échelle régionale, au cours des cinq dernières années, les pays émergents et en développement enregistrent les gains les plus importants en matière de progrès social. Les plus fortes progressions ont été observées au Népal, au Myanmar (Birmanie) [5], en Gambie, au eSwatini (ex-Swaziland), en Éthiopie, et en Tanzanie. Toutefois, le retard reste considérable par rapport aux États les plus riches, situés principalement en Europe et en Amérique du Nord. En effet, la République centrafricaine occupe la dernière place du classement et neuf des douze pays les moins performants se trouvent en Afrique subsaharienne.


Les exemples de l'Inde, de la Chine et des États-Unis

Mais l’indice de progrès social révèle aussi des différences frappantes entre les pays en ce qui concerne leur performance sociale globale et leurs performances dans les différentes composantes du progrès social. Cette situation est particulièrement marquée en Inde, qui a fait de grands progrès dans la distribution/répartition des denrées alimentaires de bases ou l’accès au logement tout en perdant du terrain sur les droits des personnes et sur l’inclusion sociale de ses citoyens. La Chine a, quant à elle, gagné des points supplémentaires en élargissant son accès à l’enseignement supérieur, mais demeure en retard par rapport au reste de l’Asie en termes d’opportunités globales.

Concernant les États-Unis, la croissance enregistrée au deuxième trimestre de l’année 2018 est de 4,1 % en variation annuelle, le produit intérieur brut a dépassé pour la première fois de son histoire la barre des 20 000 milliards de dollars, et le chômage est au plus bas (4,0 %). Et pourtant, l’indice de progrès social met en exergue une baisse généralisée dans les trois catégories de progrès en raison d’une augmentation des homicides volontaires et des décès dus à la circulation, au déclin de l’accès aux soins de santé et à l’éducation, et à une érosion de la liberté d’expression. Et, si l’économie américaine est susceptible d’être en plein essor, ses données sociales témoignent d’une situation plus complexe et beaucoup moins évidente. Ainsi, les États-Unis enregistrent l’une des plus fortes baisses de progrès social aux côtés du Yémen, du Brésil, de la Thaïlande, de la Turquie, et de la Mauritanie.

▶ CONSULTER : Classement des États du monde par indice de compétitivité

Ce constat est également partagé au sein de l’édition 2018 du Global Competitiveness Report (GCR), un rapport annuel établi par le World Economic Forum (WEF) qui mesure la compétitivité de 140 économies par le biais de 98 indicateurs répartis en 12 catégories dont les institutions, les infrastructures, la stabilité macroéconomique et la capacité d'innovation. Selon ce rapport, les États-Unis ont l'économie la plus compétitive et la plus innovante du monde, détrônant la Suisse (4e en 2018) qui détenait la première place depuis 9 ans. « Les États-Unis réalisent la meilleure performance globale avec un score de 85,6 (sur 100), devant Singapour et l'Allemagne », indique le WEF dans un communiqué. Néanmoins, le rapport pointe un « affaiblissement du tissu social et une détérioration du contexte sécuritaire », les États-Unis occupant la 56e place avec un taux d'homicides 5 fois plus élevé que le taux moyen des économies avancées. Le WEF dénonce aussi le mauvais score dans le domaine de la santé, avec une espérance de vie en bonne santé de 67,7 ans (46e place), soit trois ans de moins que la moyenne des économies avancées et six ans de moins qu'à Singapour et au Japon.

Créer une société qui offre des opportunités socio-économiques à tous les citoyens reste un objectif difficile que de nombreux États, même parmi les plus développés du monde, ne parviennent pas toujours à atteindre.


Notes et références

  1. [1] “Composite indices — HDI and beyond”, 2016 HDR Report, United Nations Development Programme.
  2. [2] J.-P. Fitoussi et J. Stiglitz, « Nouvelles réflexions sur la mesure du progrès social et du bien-être », Revue de l'OFCE, vol. 120, no. 1, 2012, pp. 311-328
  3. [3] Julie Ray, “World Took a Negative Turn in 2017”, Gallup.com, 12 September 2018. URL, consulté le 29/09/2018.
  4. [4] « La notion d’inclusion sociale a été utilisée par le sociologue allemand Niklas Luhmann (1927-1998) pour caractériser les rapports entre les individus et les systèmes sociaux. (…) L’inclusion sociale est considérée comme le contraire de l’exclusion sociale. Elle concerne les secteurs économiques, sociaux, culturels et politiques de la société. » Cf. « Inclusion sociale », Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, le 19 septembre 2014. URL, consulté le 29/09/2018.
  5. [5] En ce qui concerne le Myanmar, Michael Green, PDG de Social Progress Imperative, précise que les résultats sont mitigés. En dépit de la crise actuelle des Rohingyas, le pays a enregistré une forte progression au cours de la période 2014-2018 grâce à « un rattrapage massif et unique en matière d'accès à l'information » (+31,68 points dans cette catégorie), même s'il a également progressé dans d'autres domaines tels que la nutrition et l’accès aux soins médicaux. Cependant, Green préconise d’« examiner cela de deux manières : le changement [de] 2014-18 et le score absolu », soulignant que le Myanmar se classe parmi les pires pays du monde pour la violence et la discrimination à l’encontre des minorités.